La médecine narrative, pour mettre de l’humanité dans le soin.
- coraliechabaud7
- 16 août
- 17 min de lecture

Mémoire déposé à l'Université de Cergy. Tous droits réservés.
Introduction
La médecine narrative est une approche du soin qui met l'accent sur l'écoute des récits des patients. Elle permet de mieux comprendre leur expérience de la maladie et établir une relation soignant-soigné plus humaine et empathique. C’est une discipline qui reconnaît l'importance des histoires personnelles des patients dans le processus de soin. Elle considère le récit comme un outil pour comprendre non seulement les symptômes physiques, mais aussi les dimensions émotionnelles, sociales et psychologiques de la maladie.
Ce concept a été formalisé par la médecin et chercheuse américaine Rita Charon au début des années 2000. Elle la définit comme « la pratique de la médecine avec la compétence narrative », c’est-à-dire la capacité d’entendre, de comprendre et d’interpréter les récits des patients.
La médecine narrative ne se résume pas à une simple écoute passive. Il s’agit d’un processus actif qui implique de développer des compétences en narration, en réflexivité et en empathie. Le modèle de Rita Charon met l’accent sur trois dimensions clés :
Attention : accorder une pleine attention aux récits des patients.
Représentation : savoir reformuler et restituer ces récits de manière fidèle.
Affiliation : créer une relation authentique entre le soignant et le patient.
Selon l’ouvrage The Principles and Practice of Narrative Medicine (Oxford University Press, 2017), coécrit par Rita Charon et d'autres experts, cette approche favorise une compréhension plus approfondie des expériences de la maladie et aide à adapter les soins à la singularité de chaque patient.
Il me paraît indispensable que la médecine narrative repose sur l’écoute active, l’empathie et la co-construction du récit. En effet, elle a pour objectif de mieux comprendre les besoins et les attentes des patients, d’améliorer la relation thérapeutique et d’aider les soignants à réfléchir à leur propre pratique, en valorisant leur sensibilité et leur humanité. C’est la vision que j’ai développée au cours de mes lectures et tout au long de cette formation.
I Essai réflexif : La médecine narrative, pour mettre de l’humanité dans le soin
L’invention de l’écriture en 3 300 avant Jésus-Christ marque la fin de la Préhistoire. C’est un tournant car l’apparition de l’écriture fait entrer l’homme dans l’Histoire. Ce dernier est désormais en capacité de documenter les événements, la trace de ses aventures ou des échanges commerciaux, de conserver la mémoire de son passé.
De mon point de vue, l’écriture est un des symboles de notre humanité. Le Larousse définit ce dernier mot ainsi : « Ensemble des caractères par lesquels un être vivant appartient à l'espèce humaine, ou se distingue des autres espèces animales. » L’écriture nous distingue des autres espèces. Aucune autre ne possède un système de communication aussi sophistiqué. De plus, si les espèces animales communiquent, elles n’ont pas de système visant à laisser une trace. C’est en ça que l’écriture est propre à l’espèce humaine et est une de ses caractéristiques.
L’écriture fait partie de ce qui nous définit en tant qu’être humain. La preuve en est que lorsque l’on veut nier l’humanité d’une personne, on lui interdit l’apprentissage de l’écriture et de la lecture. C’est ce qui se passe actuellement en Afghanistan. Les Talibans ont interdit l’accès à l’éducation, à la lecture et à l’écriture aux femmes. En faisant cela, ils annihilent leur humanité, les reléguant à un rôle animal de reproductrice. Écriture et humanité sont donc indissociables.
Humanité, ce mot à plusieurs sens en dehors du caractère humain. Il fait référence à un sentiment de bienveillance, de compassion envers autrui. Des qualités qui singularisent les métiers du soin. C’est pourquoi dans cet essai réflexif, je me suis interrogée sur le sujet suivant : la médecine narrative, pour mettre de l’humanité dans le soin.
A) Comment la médecine narrative fait sens sur la notion d’humanité à travers le récit sur le soin ?
Au fur et à mesure des avancées scientifiques, le patient est devenu un objet de soin et non plus un sujet de soin. Il est devenu un tableau clinique de symptômes à résoudre et la dimension de son histoire a disparu des entretiens cliniques. Pourtant cette dimension est un éclairage fondamental dans la symptomatologie. Beaucoup de patient, dont moi-même, ont l’impression d’être un numéro, un « cas ». J’ai ici une pensée pour mon neurologue qui me trouvait passionnante d’un point de vue médical mais certainement pas du point de vue de ma personne.
« Le recours à la littérature permet de réintégrer le sensible dans la formation des soignants. »[1] La pratique de la médecine narrative consiste à développer sa compétence narrative pour permettre de reconnaître, d’absorber, d’être ému par les histoires de l’autre ; pour reconnaître son unicité et son humanité. Mais pour reconnaître l’humanité de l’autre, il faut avoir conscience de la sienne. « Il se peut que l’instrument thérapeutique le plus puissant du médecin soit le soi. »[2]
C’est pour moi la première étape de ce qu’apporte la médecine narrative. Écrire sur soi, ses expériences, ses ressentis permet de se reconnecter à son humanité en tant que soignant. Dans leur formation, les soignants sont très accès sur l’identification de symptômes biologiques, psychologiques. La notion de cure y est prépondérante. On leur parle de prise en charge holistique, de prendre le patient dans sa globalité, de l’importance du care de Jean Watson. Pourtant ils sont malmenés, maltraités, niés en tant que personne. Ils se préparent à devenir soignant, ce qui sous-entend un dévouement à l’autre. Ils ne sont plus eux, une personne à part entière, mais médecins, infirmiers, aides-soignants. Comment pourraient-ils prendre en compte l’humanité de l’autre si leur propre humanité est spoliée ?
À travers l’écriture, il peut y avoir une reconnexion à soi, à ses émotions, à ses valeurs. Les mots sont posés, choisis et surtout écrits. Ils laissent une trace.
Une première trace en soi sur l’instant. L’exercice nous pousse à une réflexion quelquefois inattendue. On est parfois surpris de ce que l’on peut écrire. Cela permet aussi de mettre en mot des choses qui nous tiennent à cœur, de conscientiser des émotions, des événements. Camila Aloisio Alves et Nicolas Fernandez[3] ont déterminé que : « Les approches que constituent la médecine narrative ou les histoires de vie peuvent ainsi être évoquées en tant que démarches qui contribuent à la fois à valoriser la place de la dimension biographique, la construction de savoirs issus de l’expérience, et à ouvrir la formation à la dimension de l’écoute, du dialogue et du sensible au fur et à mesure que l’étudiant et le professionnel progressent dans leur parcours de développement. »
Une deuxième trace, pour être partagé avec les autres. C’est d’ailleurs quelque chose qui m’a marqué lors des ateliers que j’ai mis en place. Lire le texte donne vie aux mots. Ce partage oral transmet des émois, permet de se dévoiler. Les interactions créent un effet miroir, la personne se rend compte qu’elle n’est pas seule à vivre ou ressentir certaines choses. Des réactions à des mots, à des images suscitent des réflexions qui participent à la naissance ou à la reconnaissance de certaines prises de conscience. C’est une compréhension de soi à travers le groupe.
Cet exercice touche à l’identité, de qui nous sommes, de ce qui nous importe, de ce qui nous incombe. Il est révélateur de notre vulnérabilité. C’est ce qui fait notre identité et notre humanité, deux notions profondément liées.
L’écriture modifie notre perception des choses. Cette modification génère une possibilité d’évolution. Elle permet de déplacer le soin vers l’écriture et donc de se décentrer du soin. C’est une première étape pour pouvoir aller vers l’autre. Ecrire permet une prise de recul, une analyse des pratiques. Cela est certes utile au soignant mais c’est le patient qui en tire le plus de bénéfices. Les études montrent que l’intégration de la médecine narrative améliore non seulement la satisfaction des patients, mais également le bien-être des soignants. Comme le souligne le livre The Wounded Storyteller d’Arthur W. Frank (University of Chicago Press, 1995), les patients qui ont la possibilité de raconter leur histoire ressentent un sentiment de validation et de dignité, ce qui peut favoriser leur rétablissement.
Dire son expérience du soin et le remettre en lien avec son humanité permet de mieux accompagner celui-ci dans le soin. Reprendre conscience de son humanité, c’est percevoir l’humanité de l’autre et le replacer dans cette perspective. Cela permet de le prendre dans sa globalité et de personnaliser la prise en compte de ses besoins. Un patient ce n’est pas qu’une histoire de maladie. C’est une histoire de maladie liée à une histoire personnelle. Un patient c’est l’histoire d’un être humain et donc d’une humanité.
Enfin, une troisième trace à plus long terme. La médecine narrative encourage la création. Cela valorise l’auteur et lui permet de prendre confiance en lui. Ce travail d’écriture permet de poser les mots. Déposer les mots allège un peu l’âme et l’esprit. C’est l’occasion aussi de revenir dessus plus tard. D’avoir un esprit critique, de les atténuer, de les approfondir, de conscientiser des ressentis. L’écriture a un effet dans le temps. Elle marque, elle déleste, elle dit des silences. Encrer les maux pour ancrer les mots pour dire, admettre, reconnaître, avouer, soulager, confier une histoire qui n’appartient qu’à nous dans le fond mais que d’autres ont vécu dans la forme. C’est laisser une trace, sa trace, le propre de l’humanité. Martin Winckler, dans La littérature stéthoscope affirme : « Écrire c’est dire qui on est, ce qu’on pense, ce qu’on ressent, ce qu’on supporte ou non – sans que personne vous coupe la parole. »
Pour moi, la médecine narrative fait sens à travers le récit du soin en replaçant le soignant dans son humanité. Le passage par l’écriture permet de conscientiser que cette notion s’est éloignée du soin et de l’importance de l’y remettre afin de l’humaniser. Certes, d’un point de vue du patient pour qu’il redevienne un sujet de soin, mais aussi d’un point de vue soignant pour qu’il redevienne un être humain qui soigne et pas seulement un soignant.
L’utilisation de textes littéraires permet d’avoir des points de vue et des angles de réflexions différents. Je pense ici aux ateliers que nous avons pu expérimenter lors de la formation. Nous avons lu et réfléchi à de grands textes comme des extraits de Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. L’extrait sur la fin de vie de l’empereur à conduit à des réflexions sur ce sujet d’un point de vue du patient. Dans les ateliers de Juliette Drigny, nous nous sommes penchés sur des textes d’auteurs qui racontaient leur expérience de patient. Tous ces extraits d’œuvre ont permis de déplacer les points de vue et d’essayer de se mettre à la place de l’autre. Le travail d’interprétation, guidée par l’analyse poétique et / ou esthétique permet une meilleure entrée et une meilleure compréhension de l’histoire du patient. La littérature nourrit les observations, les cheminements. Elle est un outil complémentaire à l’écriture. C’est un inducteur et un vecteur de l’humanité. Elle est un témoignage de la complexité de l’homme et de ses relations. Elle est un miroir du genre humain et est donc indispensable à la médecine narrative pour faire écho à celle des soignants.
D’où l’importance de faire écrire les soignants pour que leur propre littérature soit un outil d’expression et de réappropriation de leur humanité. Daniel Benamouzig, dans son ouvrage La santé au miroir du récit souligne que les soignants, à travers leurs propres récits parviennent à relier la complexité émotionnelle et l’éthique des pratiques médicales.
La médecine narrative c’est entendre plusieurs voix. C’est la singularité dans la pluralité.
« Votre capacité à prendre soin d’autrui émane de votre personne tout entière. Utilisez tous vos dons, vos forces, vos curiosités et vos peurs pour apprendre ce que sont la santé et la vie. Vous apprendrez ainsi comment vous pouvez aider les autres, vous-même, nous tous qui nous efforçons d’être en bonne santé. » Rita Charon[4].
B) Limites de notre réflexion
Le premier point de tension que je perçois est celui de la temporalité. S’il est vrai que la médecine narrative permet de remettre de l’humanité dans le soin, elle ne peut y parvenir en un atelier. Elle s’inscrit dans un temps long. D’abord parce qu’il est nécessaire de créer une relation de confiance pour que l’intime puisse se dévoiler. Ensuite parce qu’il faut laisser du temps au sein de chaque atelier pour que le récit émerge. La temporalité est une composante incompressible de la médecine narrative car les récits peuvent évoluer avec le temps ; il est important de les revisiter. Mais le temps est une denrée rare chez les soignants. Ils peuvent percevoir l’atelier d’écriture de médecine narrative comme une perte de temps car elle n’a pas de lien direct avec le patient pour eux. De plus, le cure prime sur le care faute de moyens, d’effectifs et de temps. S’ils soulignent et ont conscience de l’intérêt de prendre en compte l’humanité dans le soin, ils n’en ont pas forcément les moyens.
La deuxième limite apparente peut-être l’entre soi d’un groupe de soignants. Il peut y avoir une tentation de commenter le texte de l’autre d’un point de vue psychologique, de professionnel de santé et non plus d’un point de vue littéraire. Les rapports hiérarchiques peuvent également être inhibants.
Se regrouper entre pairs peut être un atout dans la confiance et la reconnaissance de l’autre et de son expérience puisqu’elles sont les mêmes. Mais cet entre soi ne limite-t-il pas les angles de réflexions ? Le patient trouve-t-il sa place au milieu de récits soignants ? Un regard sur un patient, est-ce la même chose qu’un regard sur une personne ?
Je me demande s’il ne serait pas intéressant de créer des ateliers mixtes patients / soignants. Rita Charon en témoigne elle-même dans une interview en avril 2023 : « On peut enseigner un séminaire de médecine narrative à un groupe de cliniciens dans un hôpital. Comme je l’ai fait à maintes reprises, on réunit les membres d’une équipe de soins – infirmières, travailleurs sociaux, médecins, aumôniers, personnel de soutien de toutes sortes. Le fait d’effectuer ensemble un travail narratif engendre une cohésion au sein de l’équipe soignante. Les membres de l’équipe apprennent à se connaître et à se faire confiance grâce au travail créatif qu’ils réalisent ensemble. Ils et elles se sentent capables de faire plus de choses pour leurs patients grâce à une meilleure connaissance de soi et des perspectives de leurs patients et collègues. Ils enregistrent des améliorations dans le « bien-être » – quelle que soit la façon dont vous comprenez ce terme – la satisfaction au travail ou l’épanouissement personnel. »[5]
Elle souligne l’importance de lier tous les membres d’une équipe de soin : soignants, non soignants et le patient. La multiplicité et la diversité des humanités et des témoignages renforcent la cohésion, la confiance et la connaissance de l’autre.
La troisième difficulté se situe dans la notion de légitimé. Les stagiaires peuvent ressentir une forme d’illégitimité à parler et commenter de grands textes littéraires par manque de connaissances ou de confiance. Les participants peuvent penser qu’ils n’ont pas les compétences nécessaires pour écrire "correctement". Ils peuvent se comparer à des écrivains professionnels et ressentir une peur du jugement ou de ne pas être "à la hauteur".
Le manque de vocabulaire, l’impression personnelle de : « J’ai toujours été nul(le) en français » sont autant de freins à l’expression scripturale. Certains peuvent croire qu’il existe une "bonne façon" de raconter une histoire et craindre que leur style ou leur approche personnelle ne corresponde pas à ces normes implicites.
Dans un contexte médical, le rôle principal des soignants est perçu comme "scientifique" ou "technique". Assumer un rôle de narrateur peut sembler en contradiction avec ces identités habituelles. Ils peuvent douter de leur légitimité à aborder des aspects émotionnels ou narratifs, considérant cela hors de leur rôle.
Enfin, ils peuvent également se poser la question de la légitimité de leur témoignage. En quoi leur histoire aurait un intérêt particulier ? Cette problématique de légitimité est parfois inconsciente mais peut être prépondérante et un frein à la participation à l’atelier. Le rôle de l’animateur est de poser un cadre rassurant dès le départ afin que l’écriture soit libérée de ce carcan.
II Choix d’un texte et analyse
A) Texte écrit pendant la formation
Ce texte a été rédigé dans le cadre de l’atelier de Juliette Drigny dont la thématique était : « L’événement ». La consigne était la suivante : Penser à un événement lié à la santé ou au care en général, qui vous soit arrivé à vous, à un proche ou à quelqu’un d’autre, mais qui vous a marqué. Raconter l’événement en vous appuyant sur une image principale (métaphore filée), englobante.
Cet exercice a été demandé entre deux ateliers pour réutiliser ce que nous avions vu ensemble. Le temps d’écriture n’était pas imposé. Cela me semblait intéressant pour se réapproprier les consignes et les mettre de nouveau en pratique. Ce travail me semblait le plus abouti par rapport à l’ensemble des ateliers de mise en pratique. Il y avait également une seconde consigne d’écriture que j’évoquerai plus tard. Le travail de réécriture me paraissait pertinent pour approfondir la réflexion. Voici donc les textes rédigés dans le cadre de ce travail.
Texte 1, première consigne.
Elle est là, étendue, cherchant son air comme un poisson hors de l’eau. Sa cage thoracique peine à se soulever. Son œil vitreux est le miroir d’une panique qui ne dit pas son nom. Qu’a-t-elle donc bien pu pêcher comme maladie ? Elle a froid, elle est froide. Elle me fait penser à ces petits goujons que j’attrapais étant enfant au lac de Vigeois. J’étais alors en joie de les voir suspendus au bout de ma canne. Je ne voyais pas le désarroi dans leurs pupilles. La fraîcheur de leurs écailles m’enthousiasmait, victoire de ma patience éprouvée.
Je la regarde et elle me fait penser à ces petits goujons. Mais suspendu au bout du fil de sa vie, ce n’est pas l’alacrité qui m’étreint. Ma patience est éprouvée, incertitude de l’avenir. L’eau remplit petit à petit ses poumons. Ce qui aurait été salvateur pour mes petits poissons est en train de la tuer. Étendue sur ce canapé, elle se noie. Il m’arrivait de relâcher les goujons, la maladie n’a pas ces états d’âme. Prisonnière de l’hameçon du cancer, elle n’en réchappera pas.
Il y avait une seconde consigne à partir du texte de l’exercice. Le « je » collectif : raconter l’événement individuel en le mêlant à d’autres façons de vivre le même type d’événement (cf. Limongi : le « je » personnel se mêle à plein d’autres « je »). J’ai donc fait la proposition suivante.
Texte 2, 2e consigne
Je trinquais dehors au 14 juillet, profitant du soleil caniculaire. J’aurais dû savourer ce moment mais je n’y arrivais pas. Ma tante, allongée, était livide, ayant du mal à respirer. On aurait dit qu’elle venait de courir un marathon tant elle cherchait son air. Pourtant elle n’avait couru que le 100 m canapé. Elle ne voulait pas qu’on appelle les pompiers, ni aller aux urgences. « Ça allait passer » disait-elle. C’était vrai, elle en a même trépassé.
Je jouais avec mes tracteurs dans l’herbe. Les grands buvaient l’apéritif mais ils avaient l’air inquiet. Ils parlaient doucement, peut-être pour avoir moins peur, peut-être pour que ce qu’ils disaient ne soit pas vrai. Mamie n’allait pas bien. Elle était très malade. J’allais et venais pour lui faire des bisous magiques, pour la guérir, comme elle quand j’avais eu la grippe. Je lui ai fait plein de poutous et des très forts. Mais rien à faire. Les grands ont dit qu’il fallait appeler les pompiers. Je trouvais que c’était une super idée ! Ils aideraient mamie et moi je verrais le camion et la sirène bleue. Mamie est partie finalement mais sans pin-pon, sans camion. Elle est partie au ciel avec les anges.
J’avais maintenu notre repas de famille du 14 juillet. Tradition familiale, pas question de l’annuler parce qu’elle se sentait un peu faible. Ma mère est une tête de mule, croyez-moi. Pourtant, en fin de matinée, ne tenant plus debout, elle s’écroula sur le canapé. Livide, haletant. « Ce n’est rien, ça va passer, sers l’apéro. » Pourquoi ai-je obéi ? J’ai servi la famille, je regardai mon fils jouer dans l’herbe. J’ai fait mille allers-retours entre la terrasse et le salon. J’ai voulu appeler les secours, elle a dit non. Elle irait chez le médecin demain, on ne va pas déranger les pompiers pour si peu. Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait se noyer sur un canapé.
C’était un vendredi bien calme. Les jours fériés, on a toujours un peu moins de travail dans notre branche. Lorsque le téléphone a sonné, j’ai pensé que c’était moche de mourir un jour de fête. J’ai appelé Ernest. » Viens, dis-je, on a une levée de corps. » J’ai chargé le corbillard et en route pour notre mission du jour. J’ai trouvé une famille en pleurs comme le plus souvent dans mon métier. Il faisait chaud, l’apéritif était sorti sur la table. Un petit blondinet jouait dans le jardin, ne prêtant pas attention au ballet des grands. Le médecin du Samu était là. Il n’avait rien pu faire. Elle était jolie cette dame, étendue sur son canapé. On aurait pu croire qu’elle dormait, une petite sieste après le repas familial avant de profiter de la piscine juste après. Mais c’était une bien longue sieste qu’elle avait entreprise. La fraîcheur de son corps n’avait pas de lien avec une baignade estivale. Je lui ai parlé, je lui ai dit que nous l’emmenions, de ne pas avoir peur. Je suis un ange noir mais comme tous les anges je l’accompagnerai de l’autre côté. Un métier bien noir et pourtant si lumineux.
B) Présentation de cet atelier
Cet atelier avait pour moi deux objectifs. Le premier était comment parler de l’événement. Il est parfois difficile d’avoir les mots ou d’avoir les bons mots pour parler d’un fait. Quand on n’a pas les mots, on a les images. Le rôle de la métaphore est alors de nous aider à faire comprendre quelque chose au lecteur que cela soit de manière franche ou cachée. Il est important d’expérimenter soi-même ce que les stagiaires pourront utiliser soit d’eux-mêmes soit à notre demande.
La métaphore principale est celle du poisson. J’ai choisi cette métaphore et c’est en lien avec un autre atelier de médecine narrative, celui d’Isabelle Galichon. Nous avons parlé des métaphores de la douleur, du fait de ne pas voir les mots pour parler de quelque chose. Soit par méconnaissance, soit parce que les mots n’existent pas. J’avais alors exprimé que je trouvais bizarre le fait que l’on compare les gens qui s’étouffent à des poissons hors de l’eau. Que sait-on de ce que ressent un poisson hors de l’eau ? On voit qu’il a l’air en détresse, mais à quel degré ? Comment ? Pourtant lorsque j’ai choisi de relater ce fait, je l’ai tout de suite relié à cette image.
La métaphore permet cette transposition et de ressentir à travers l’autre. Le texte reflète une profonde empathie et un sentiment d’impuissance face à la maladie. L’analogie entre la personne malade et les poissons attrapés durant l’enfance crée une tension narrative qui met en lumière l’opposition entre la vie et la mort, l’innocence et la cruauté. Cette métaphore souligne la complexité des émotions face à la maladie.
La métaphore permet aussi de mettre de la distance avec les faits. Le raconter de manière détournée, au travers d’un miroir permet d’atténuer la brutalité de la scène. Cela permet de créer une fiction et de s’éloigner de la réalité pour mieux la retranscrire dans l’émotion plutôt que dans les faits. Les souvenirs d’enfance servent ici à illustrer la manière dont j’essaie de donner un sens à une situation difficile. Cela souligne l'importance de la narration pour exprimer des émotions que les mots scientifiques seuls ne suffisent pas à transmettre.
Au travers de ce texte, d’un point de vue de médecine narrative, plusieurs aspects s’illustrent. Le texte montre comment des métaphores et des souvenirs personnels aident à appréhender la complexité de la maladie. En exprimant des émotions par l'écriture, cela permet de faire face à ses sentiments en leur donnant un cadre.
Le second objectif était de se mettre à la place de l’autre tout en gardant le « je ». L’utilisation du pronom "je" rapproche l’écriture de l’expérience vécue. Cela invite l’auteur à s’impliquer davantage, à explorer ses ressentis, et à créer un lien direct entre l’événement décrit et sa propre subjectivité. Dans ce cas, réécrire un texte à la première personne permet d’expérimenter différentes perspectives, une multiplicité des voix et des points de vue. Dans mon second texte, chaque paragraphe utilisant le « je » est une personne différente pour exprimer son impression de la scène. Il y a la nièce, le petit-fils, la fille et l’agent des pompes funèbres. Quatre personnes différentes, quatre vécus différents mais l’utilisation du pronom « je » pour chacun d’entre eux. La réécriture à la première personne encourage une introspection plus poussée. Elle aide à formuler et à comprendre les pensées, les émotions et les perspectives de l’autre. Elle permet à celui qui écrit de se décentrer pour se mettre à la place de l’autre.
En utilisant "je", l’auteur est amené à repenser sa position subjective. Cela peut révéler des biais de perception, des émotions non exprimées ou des croyances inconscientes, enrichissant ainsi le processus de compréhension de soi.
J’ai compris à travers cet exercice l’importance de l’utilisation des images pour se faire comprendre quand les mots nous manquent. La transposition à d’autres personnes permet parfois de mieux se mettre à la place de l’autre pour tenter de comprendre sa perception des éléments.
Conclusion
La médecine narrative s’inscrit dans une logique de soin personnalisée, où l'écoute, l'échange et la réflexion permettent d'améliorer à la fois la prise en charge du patient et la satisfaction des soignants dans leur pratique. Elle fait sens en remettant l’humanité des soignants et des patients dans le processus de soin.
La médecine narrative doit s’adapter à chaque soignant et au contexte. Elle impose le respect de l’intimité car le récit d’une personne est un acte de vulnérabilité. Il doit être traité avec discrétion et respect. Le soignant se doit d’avoir du recul, de ne pas projeter ses propres interprétations ou jugements. Il doit prendre en compte les différences culturelles dans la manière de raconter et interpréter les récits.
Reste le plus difficile, passer de la théorie à la pratique. La médecine narrative nécessite des efforts de structuration et de formation pour devenir un outil efficace. Elle commence à se faire connaître ainsi que son utilité. Mais la mise en pratique n’en est qu’aux balbutiements.
La formation des soignants à la lecture des récits et à l’empathie n’est pas une priorité. Pourtant nous savons qu’intégrer la médecine narrative dans les équipes pluridisciplinaires (psychologues, infirmiers, médecins) permet d’enrichir les connaissances par le croisement des perspectives.
[1] GALICHON, Isabelle, « La littérature en médecine narrative, une expérience (du) sensible », Fabula/Les colloques (Pour une littérature du care) https://www.fabula.org/colloques/document8247.php?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=pour_une_litterature_du_care_publication_du_colloque_en_acces_libre_sur_fabula&utm_term=2022-09-13
[2] Charon R. 2001. Narrative medicine: A model for empathy, reflection, profession, and trust, JAMA 286(15)
[3] MICOULAUD-FRANCHI Jean-Arthur / Isabelle GALICHON Renouer avec le trouble en Sciences de la santé par la Médecine narrative.
[4] Annexe 3 Entretien avec Rita Charon, propos recueillis par Arnaud Plagnol le 12/04/2023, Cairn Info https://shs.cairn.info/revue-psn-2023-1-page-15?lang=fr&tab=texte-integral
[5] Annexe 3 Entretien avec Rita Charon, propos recueillis par Arnaud Plagnol le 12/04/2023, Cairn Info https://shs.cairn.info/revue-psn-2023-1-page-15?lang=fr&tab=texte-integral



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